jeudi 10 novembre 2016

Le contenu éthique de la révolution prolétarienne - Matériaux pour une émission (8)

Le contenu éthique de la révolution prolétarienne

Dans ses écrits ultérieurs, Marx insistera moins sur le contenu éthique de la révolution prolétarienne, dont il étudiera surtout les aspects historiques et sociologiques; il n'abandonnera cependant jamais son postulat fondamental et initial : éthicien, il continuera à faire de la révolution sociale l'accomplissement d'un impératif spirituel; sociologue, il s'efforcera d'en déterminer les conditions et les possibilités matérielles. Sa propre action sera déterminée à la fois par sa vision éthique et par l'interprétation objective des événements dont il voudra orienter le cours. C'est ainsi qu'ayant à juger, au nom de l'Association internationale des Travailleurs, le mouvement de la classe ouvrière anglaise, il écrira : « Les Anglais ont toute la matière nécessaire à la révolution sociale. Ce qui leur manque, c'est l'esprit généralisateur et la passion révolutionnaire » (1).

N'est-il pas, dès lors, surprenant qu'on ait pu attribuer le caractère d'une démonstration scientifique à certaines notes de 1844, rédigées certes en style hégélien mais où résonne une foi profonde dans le destin de l'espèce humaine: « La propriété privée se précipite certes elle-même, dans son mouvement économique, vers sa propre dissolution mais, ce faisant, elle obéit à un développement indépendant d'elle, qu'elle accomplit inconsciemment et contre son gré ; un développement inscrit dans la nature des choses, car elle produit le prolétariat en tant que tel — la misère consciente de son malheur spirituel et physique — la déshumanisation consciente d'elle-même et tendant, de ce fait, à sa propre négation. Le prolétariat exécute la sentence que la propriété privée prononce contre elle-même en produisant la richesse étrangère et sa propre misère. Par son triomphe, le prolétariat ne devient nullement le côté absolu de la société, car il ne peut triompher qu'en se supprimant lui-même et en abolissant son antagoniste. C'est alors que disparaît à la fois le prolétariat et l'antagoniste dont il dépend, la propriété privée » (2).

Marx tirera de cette anticipation visionnaire le postulat pragmatique de toute sa carrière d'homme de science et d'homme d'action. Ayant la certitude que le développement économique, abandonné à lui-même, entraînera des catastrophes sociales sans précédent, il n'entrevoit pas d'autre salut pour l'humanité que l'intervention révolutionnaire d'un prolétariat auquel sa condition inhumaine dicterait l'impératif d'une transformation totale de la société. La révolution sociale inscrite, pour ainsi dire, dans l'ordre des choses, préparée par le mode de production capitaliste, ne peut devenir une réalité que si la classe ouvrière prend conscience de sa vocation humaine. Or, Marx présente cette prise de conscience non comme une simple hypothèse — disons un postulat moral — mais comme la conséquence inévitable d'un développement catastrophique de l'économie bourgeoise. Dès lors, la révolution socialiste n'apparaît comme un théorème sociologique que parce qu'elle correspond à une transformation psychologique de la classe exploitée. En matière de théorie sociale, les vérités scientifiques ne deviennent telles que par la praxis humaine. La vérité de la révolution est une tâche de la vie et non seulement un problème de sociologie théorique. La révolution est « fatale », parce que le prolétariat ne peut pas ne pas se révolter contre l'inhumain de son existence : tel est le sens de ce qu'on est tenté d'appeler tantôt le « scientisme », tantôt le « messianisme » de l'enseignement marxien, mais qui, en réalité, n'en est que l'aspect éthique et pragmatique.

C'est en tenant compte de ces remarques préalables qu'on pourra saisir le véritable sens du passage souvent cité pour prouver le caractère « eschatologique » de la pensée de Marx : « C'est parce que dans le prolétariat pleinement développé la destruction de toute humanité et même de toute apparence d'humanité est pratiquement achevée ; c'est parce que les conditions de vie du prolétariat résument de la façon la plus inhumaine toutes les conditions de vie de la société actuelle; c'est parce que l'homme prolétarien, en se perdant lui-même, a non seulement acquis la conscience théorique de cette perdition, mais se voit en même temps irrésistiblement poussé à la révolte contre cette inhumanité à cause de sa détresse implacable et nue, qui est l'expression pratique de la nécessité ; c'est pour toutes ces raisons que le prolétariat peut et doit s'affranchir lui-même» (3). Cette libération implique la suppression de ses propres conditions de vie, comme de toutes les conditions de vie inhumaines de la société actuelle, qui se résument dans sa propre situation, dans sa dure expérience du travail. « il ne s'agit pas de savoir ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat dans son ensemble se représente momentanément comme son but. Il importe de savoir ce qu'il est réellement et ce que, conformément à cet être, il sera historiquement obligé de faire. Son but et son action historiques sont concrètement et irrévocablement inscrits dans sa propre situation vitale, comme dans toute l'organisation de la société bourgeoise actuelle » (4). 

Deux idées capitales se dégagent de cette citation. D'abord l'émancipation du prolétariat doit être œuvre propre du prolétariat et non, comme le pensait Saint-Simon et son école, celle d'une élite prédestinée à cette tâche. Ensuite, le caractère apparemment historiciste de la conception marxienne postule l'inéluctabilité de la prise de conscience et de l'action révolutionnaire du prolétariat.

Pourquoi Marx a-t-il exprimé la première de ces idées sou une forme aussi impérative ? Il est difficile de croire que la seule connaissance des débuts du mouvement ouvrier en France et en Angleterre ait suffi à le convaincre qu'une grande partie du prolétariat français et du prolétariat anglais avaient déjà conscience de leur tâche historique. Cette conviction avait encore une autre source: le sentiment de révolte que Marx a dû éprouver lui-même contre un monde marqué par les contrastes les plus absurdes. En revendiquant pour l'émancipation ouvrière la propre initiative d'un prolétariat conscient non seulement de sa détresse, mais encore d'une mission historique, Marx a donné une signification éthique à un fait social : la réaction naturelle d'auto-défense d'une classe menacée dans son existence la plus élémentaire doit provoquer, chez les victimes, une volonté de changement profond, de libération totale. Cette attitude du penseur révolutionnaire ne se distinguait pas essentiellement de celle d'un Godwin, par exemple, ou d'un Fourier. Mais, chez Marx, la vision d'une société sans misère et sans oppression, fondée sur une interprétation sociologique de l'histoire humaine, ne pouvait se justifier que par et dans une action politique engageant l'ensemble de la classe ouvrière. 

On comprend l'éloge que Marx décerna à des autodidactes d'origine ouvrière, tels Weitling et Proudhon : le prolétariat peut trouver en lui-même les forces nécessaires à son émancipation, sans faire appel à la bonne volonté et à la compréhension des classes dirigeantes. Mais Proudhon n'a pas su briser le cercle protecteur dont l'économie politique entoure la plus chère de ses catégories: la propriété privée. En réclamant l'égalité dans la possession il n'a pas quitté la sphère de l'aliénation ; il a seulement prouvé indirectement que les rapports qu'entretiennent les hommes avec les objets matériels règlent en même temps les rapports qu'ils entretiennent entre eux. Le comportement social de l'homme dépend, en somme, de la relation de l'homme avec les produits de son activité.

Quant à l' « historicisme » de Marx, nous verrons plus loin ce qu'il convient d'en penser, mais nous pouvons, dès maintenant, mettre en regard du passage cité plus haut une phrase tirée de La Sainte Famille, écrite par Engels, qui éclaire parfaitement le sens de ce que Marx appelle la « mission historique » du prolétariat : « L'histoire ne fait rien (...). C'est plutôt l'homme, l'homme réel et vivant qui agit, possède et lutte (...). Ce n'est certes pas l'«histoire» qui se sert de l'homme comme moyen pour réaliser ses buts à elle, comme si elle était une personne. L'histoire n'est rien d'autre que l'activité de l'homme poursuivant ses propres fins » (5).

C'est la pensée prométhéenne de Goethe plutôt que la théodicée historique de Hegel qui s'exprime dans ces lignes.
Passages en gras par Vosstanie.

NOTES
   
(1) Circulaire du Conseil général de l'A.I.T., janv. 1870. Cf. Marx à Kugelmann, 28 mars 1870

(2) MEGA I, 3, p. 206. 

(3) Ibid., p. 206. 

(4) Ibid., p. 207. 

(5) Ibid.,p 265. Le chapitre intitulé Zweiter Feldzug der absoluten Kritik (Ibid., p 264-267) qui contient le passage ci dessus, fut écrit par Engels. 

Extrait de: Karl Marx Essai de biographie intellectuelle de Maximilien Rubel p.134-137 . Éditions Marcel Rivière et cie 1971 (nouvelle éditions revue et corrigée ) 460p. Réedition en 2016  Editions Klincksieck